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TRIBUNE LIBRE SUR

Estampe numérique ?

Qu’est-ce que l’estampe numérique, nouvelle image ou infographie ?

mardi 20 octobre 2009, par Claude Bureau

Depuis l’exposition à thème "En marge" de 2001, Graver Maintenant, accepte explicitement dans le règlement de ses expositions, outre les techniques traditionnelles de l’estampe, les techniques contemporaines. Parmi celles-ci, les techniques numériques bouleversent les cadres conceptuels et pratiques de l’estampe. Leur usage suscite alors interrogations et débats. Peut-on encore parler d’estampe avec les "nouvelles images" qu’elles produisent ?

L’art de l’estampe, au cours de sa longue histoire, a été confronté à de telles mutations technologiques. Cet art s’en est toujours enrichi. En est-il de même avec les techniques numériques ? Ce forum a donc pour but d’ouvrir ce débat et de confronter les points de vue.

 Estampe analogique et numérique

par Claude Bureau

L’apparition de nouvelles techniques dans l’histoire de l’humanité a toujours bouleversé les échanges entre les hommes. L’art et sa diffusion n’échappent pas à cette loi. Walter Benjamin dans son essai intitulé : "L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée", publié en 1936, a analysé avec ampleur les conséquences de tels bouleversements sur le statut des œuvres d’art. S’agissant des images, cette longue citation de son ouvrage éclairera le thème de ce propos.

"...Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, la copie par les élèves dans l’apprentissage du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau. Elle s’élabore de manière intermittente à travers l’histoire, par poussées entre de longs intervalles, mais avec une accélération croissante. Les Grecs anciens ne connaissaient que deux procédés techniques pour reproduire les œuvres d’art : la fonte et l’estampage. Les bronzes, les céramiques modelées et les médailles étaient les seuls œuvres d’art qu’ils pouvaient reproduire en quantité. Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois mécaniquement reproductible et il le fut longtemps avant que l’écriture ne le devînt par l’imprimerie. Les formidables changements que l’imprimerie, reproduction mécanisée de l’écriture, a provoqués dans la littérature, sont suffisamment connus. Mais l’imprimerie ne représente qu’une étape particulière, d’une portée sans doute considérable, du processus que nous analysons ici sur le plan de l’histoire universelle. La gravure sur bois du Moyen-Âge a été suivie par la gravure au burin et l’eau-forte, puis, au début du XIXe siècle, par la lithographie.

Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un plan essentiellement nouveau. Ce procédé est beaucoup plus immédiat. Le dessin sur une pierre, plus direct que son incision sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit, dans un premier temps, à l’art graphique d’écouler sur le marché des reproductions, non seulement en grand nombre mais aussi sous forme de créations toujours renouvelées. Grâce à la lithographie, le dessin fut à même d’illustrer la vie quotidienne. Il commença à aller de pair avec l’imprimé. Mais, la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée à son tour, quelques dizaines d’années après son invention, par celle de la photographie. Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, grâce à la photographie, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes qui incombaient désormais à l’œil seul regardant au travers des lentilles de l’objectif photographique. Et, comme l’œil perçoit plus rapidement que ne peut dessiner la main, le procédé de la reproduction de l’image se trouva accéléré à un point tel qu’il put aller de pair avec la parole. Un opérateur de film cinématographique capte dans un studio les images aussi vite que la parole. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré ainsi la photographie impliquait le film sonore. La reproduction mécanisée des sons fut amorcée à la fin du siècle dernier, cette convergence du son et de l’image était prévisible, ainsi que l’a remarquée Paul Valéry : "Comme le gaz, l’eau et l’électricité pénètrent nos demeures pour répondre à nos besoins avec le minimum d’efforts à accomplir, nous serons aussi desservis par des images sonores qui apparaîtront et disparaîtront d’un simple mouvement de la main."

Vers 1900, la reproduction mécanisée avait atteint un tel niveau que non seulement elle pouvait reproduire toutes les œuvres d’art du passé mais avoir aussi un profond impact sur la perception de celles-ci par un plus large public. Elle tendait à transformer en eux-même les procédés artistiques et conquérait, en tant que telle, une place parmi ceux-ci... "

Pour poursuivre cette description, on pourrait ajouter que, depuis, la reproduction des images s’est adjointe comme nouveaux procédés la sérigraphie et maintenant l’estampe numérique ou informatique. La poursuite de cette évolution ne remet pas en cause l’analyse développée dans cet essai par Walter Benjamin. Au contraire, elle la confirme et la conforte.

Une évolution irrésistible et irréversible

En revanche, peu après la seconde guerre mondiale, au mitan du XX° siècle, les techniques traditionnelles de l’estampe ont perdu toute utilité et fonction économique, hormis la sérigraphie, dans la reproduction en masse des images-œuvres d’art. Continuant un mouvement amorcé à la fin du XIX° siècle, l’art de l’estampe s’est revendiqué comme producteur d’œuvres d’art en elles-même et non plus comme reproducteur de celles-ci. Cette prétention au statut d’œuvres d’art en soi de l’estampe a par ailleurs engendré de délicates questions quant à la notion d’authenticité, étudiée plus avant dans l’essai de Walter Benjamin et dont l’examen rigoureux éloignerait du sujet principal de ce forum : l’estampe numérique.

Si l’on considère l’art de l’estampe comme la capacité de l’imagination humaine à produire grâce à la main (ou à des manipulations volontaires) des images multipliées et reproductibles, alors tous les moyens techniques que l’humanité peut ou pourra inventer pour cela s’intègrent dans l’art de l’estampe. Que cette intégration se fasse avec lenteur ou avec réticences, comme ce fût le cas pour la lithographie ou la sérigraphie et comme c’est le cas aujourd’hui pour les procédés numériques ou informatiques, ne change rien à l’affaire. Les procédés numériques ou informatiques sont un avatar technique de plus dans cette longue évolution générale. Elle est et sera irrésistible et irréversible.

L’estampe n’est pas une photographie

Bien évidemment, la photographie, à cause de son procédé intrinsèquement objectif, comme le souligne Walter Benjamin, n’est pas entrée dans la lignée de l’art de l’estampe. Elle a suivi un chemin autonome et cela pour deux raisons supplémentaires. D’une part, parce que les photographes, quels qu’ils soient, même si, par ailleurs, certains d’entre eux peuvent pratiquer l’art de l’estampe, ne se reconnaissent pas comme estampiers et, d’autre part, parce que le public, qui pratique "en amateur" la photographie dans tous les âges de la vie, sait parfaitement ce qu’est une image photographique. En revanche, dans l’esprit du public règne, pour toutes les autres images, une grande confusion. Le public a souvent bien du mal à différencier une estampe d’un dessin, voire d’une peinture. Pour lui, l’image photographique possède une existence patente alors que toutes les autres images ne se particularisent guère entre elles, hormis celles qui sont animées et sonores.

La dématérialisation de l’estampe

L’essentiel des objections contemporaines à l’introduction des procédés numériques ou informatiques dans l’art de l’estampe s’induisent sur le fait troublant que, dans tous ces procédés, la matrice et le support de l’image sont virtuels et évanescents, dématérialisés en quelque sorte. Jusqu’il y a peu, et au moins jusqu’à la sérigraphie, l’estampe possédait une matérialité affirmée dans sa matrice faite de bois, de métal, de pierre ou de soie et dans son image qui s’incarnait, grâce aux pigments, sur un support corporel sous les espèces du papier ou de toute autre matière souple. L’estampe numérique a perdu ces enveloppes corporelles. Sa matière s’est réduite à une matrice, au sens mathématique du terme, composée de signes abstraits. En outre, cette matrice n’a plus vocation à un seul mariage de chair avec son image car elle peut s’appliquer sur de multiples supports : du traditionnel papier à la photophorie virtuelle d’un écran numérique.

L’estampe numérique ?... Quelles vertus ?

Dernière question et non des moindres : l’art de l’estampe perdure en tant que producteur d’œuvres d’art en soi, authentiques et originales, car les estampiers, artistes à part entière, savent user des vertus expressives propres à chaque procédé traditionnel de l’estampe et de la gravure. Ces vertus expressives gisent tant dans la création de la matrice que dans l’art d’imprimer l’image sur son support.

Dans ces deux domaines, les vertus expressives de l’estampe numérique, comme image fixe et muette, restent encore à prouver. Sur "l’écran noir de nos nuits blanches", elles apparaissent bien minces et quand elles s’incarnent sur un support traditionnel comme le papier, elles n’ont pas ce soyeux qui sied si bien aux beaux tirages sur vélin d’art.

Toutefois, cette absence de vertus expressives particulières à l’estampe numérique ne saurait la condamner à l’excommunication. Cette absence apparente ou momentanée est, peut-être, le fait de la jeunesse de ces procédés. Peut-être, est-elle tout simplement dû au fait que l’estampe numérique n’a pas encore trouvé ses génies artistiques, tels les Dürer, les Callot, les Rembrandt ou les Toulouse-Lautrec. Ces derniers et bien d’autres encore ont donné aux estampes traditionnelles leur "aura" et leur valeur artistique intrinsèque. Peut-être que l’estampe numérique les attendra-t-elle longtemps encore ? L’avenir de la vie artistique tranchera bien plus sûrement cette question que toutes les polémiques engagées à son sujet qui visent, peu ou prou, à l’excommunier du monde de l’estampe et à décourager ceux qui s’y aventurent. Une telle excommunication aurait pour conséquence de couper l’art de l’estampe des nouvelles générations qui s’intéressent vivement et à l’estampe traditionnelle et à l’estampe numérique. L’optimisme conseillerait de leur laisser portes ouvertes et de laisser le soin au temps de faire son œuvre.